L'HORLOGER DU BERGER
Il me souvient que dans mon enfance on me donna pour bonne une jeune Flamande ayant nom Tréa, rieuse, aux grands yeux bleus, aux dents blanches, aux joues fraîches et rosées. Lorsque Tréa se parait de ses atours du dimanche, c'était un vrai plaisir de la voir, avenante de propreté, de larges pendants aux oreilles, les bras nus suivant la coutume de Flandre, et sa taille un peu rondelette dessinée par un corset bien étroit, dont la couleur rouge tranchait sur une jupe de laine bleue rayée de blanc. Ces jours-là, elle mettait de la coquetterie à chausser un pied qui ne manquait ni de petitesse ni d'élégance. Aussi, demandait-on en souriant, quand on la voyait passer: « Quelle est cette gentille créature qui conduit un enfant par la main ? »
Et moi, dans mon amour-propre de petit garçon de six ans, je me réjouissais, je me sentais fier de l'attention flatteuse donnée à ma conductrice. Les jours où nous nous promenions ensemble étaient pour moi de vrais jours de fête, attendus et supputés avec impatience.
Il faut le dire encore, à l'attrait de ma vanité d'enfant satisfaite il s'en joignait un second non moins vif : chaque dimanche, le but de notre promenade était la chambre enfumée d'une vieille aveugle, mère d'un beau garçon d'un maintien timide qui lui seyait à ravir. Dès que nous arrivions, il y avait deux baisers pour Tréa et quelque friandise pour moi. Je vois encore les amants aller s'asseoir bien vite dans l'embrasure d'une fenêtre à petits carreaux verts, et rapprocher tant qu'ils le pouvaient leurs chaises de paille l'une contre l'autre. Ils devisaient longuement, à voix basse, formant des projets sans fin, des projets riants, des projets comme on en rêve lorsque l'on est jeune, et qu'une heureuse incurie, une douce confiance dans l'avenir n'environnent l'imagination que d'images pures et délicieuses.
Pendant ce temps, la vieille aveugle se mettait à me conter quelque histoire. Je vivrais longtemps encore, qu'il me souviendrait toujours de ses cheveux gris, clos en un couvre-chef blanc, de ses yeux ternes et immobiles, de ses traits pleins de bonhomie, de ses bras secs et hâlės qui sortaient de dessous un grand mouchoir rouge. Elle disait des apparitions merveilleuses, des légendes fantastiques, des aventures infernales, des traditions touchantes. Lorsqu'elle arrivait à une situation dramatique, elle redressait sa taille courbée; sa voix sèche prenait une accentuation plus ferme, et ses deux longues mains élevées en l'air retombaient sur ses genoux. Moi, assis devant elle sur un petit escabeau, je l'écoutais immobile, respirant à peine, le regard fixe et les joues brûlantes. Quand elle cessait de parler, mon chagrin devenait inexprimable, et j'aurais donné tout au monde pour l'entendre continuer. Parmi les légendes curieuses qu'elle racontait, celle de l'Horloge du berger produisait particulièrement sur moi une impression profonde.
« Mon enfant, me disait la bonne femme, il y avait à Cambrai une église comme on n'en voit plus à présent. Jamais il ne s'est rencontré rien de plus beau. On aurait passé une année entière, oui, une année tout entière à l'examiner, qu'il se serait trouvé encore bien des choses à voir. Mais ce qu'elle renfermait de plus précieux (il n'y a qu'une voix là-dessus, mon enfant), c'était l'horloge, l'horloge que bien souvent j'ai passé des heures à admirer lorsque je n'étais pas plus grande que vous, que je m'en allais à l'école, mon petit panier sous le bras, et que j'avais, hélas ! deux bons yeux.
« Cette belle horloge était plus haute, oh! bien plus haute que ma chambre. Elle ressemblait à une petite église avec son portail profond et son clocher pointu. Il se tenait au bout du clocher un ange qui, lorsque l'heure allait sonner, portait sa trompette à la bouche, et en jouait une fanfare. Alors l'ange Gabriel, placé à gauche de l'horloge, agitait une branche de lis, comme pour dire Ave Maria à la sainte Vierge, qui se trouvait de l'autre côté. Celle-ci, agenouillée devant son prie-Dieu, joignait les mains et hochait la tête, de même que si elle eût répondu : Que la volonté de Dieu s'accomplisse!
« Ensuite s'ouvraient les portes de deux niches où se voyaient des têtes de mort, puis un livre dont les feuillets se tournaient d'eux-mêmes pour laisser lire des pensées dévotieuses. Après quoi, un carillon merveilleusement doux et plaintif se mettait à jouer, et l'on voyait passer, sur une sorte de petite galerie, toute la passion de NotreSeigneur, depuis le moment où Judas le trahit si vilainement jusqu'à celui où la tête de Jésus s'inclina, et où il rendit son âme à Dieu le père.
« L'ange sonnait encore une fois de la trompette; puis tout rentrait, tout se refermait, tout devenait immobile et silencieux.
« N'est-il pas vrai, mon enfant, que c'était un spectacle digne d'admiration, et que vous auriez bien voulu en être le témoin?
« Je m'en vais maintenant vous raconter à quelle occasion l'église de Notre-Dame de Cambrai reçut un si riche présent.
« Il y a bien des années, un prince vint faire le siège de Cambrai; mais, malgré toutes ses armées, malgré de grandes tours de bois d'où jaillissaient des pierres énormes, des flèches et des torches enflammées, il ne put rien contre la ville. Une nuée miraculeuse s'étendit autour des murailles, comme un second rempart; Notre-Dame et les anges apparurent au milieu de cette nuée, et rejetèrent les pierres, les flèches et les torches embrasées parmi les assiégeants, où cela causa grand dommage. Le prince des ennemis, furieux de cette protection miraculeuse, blasphéma laidement contre la sainte patronne de Cambrai. Il reçut un châtiment terrible : il perdit la vue. Alors il s'humilia sous la main qui l'avait frappė, fit lever le siége, et promit, s'il pouvait recouvrer l'usage de ses yeux, de donner à l'église de Notre-Dame de Grâce une couronne d'or dans laquelle son cheval tournerait à l'aise.
« Son repentir trouva grâce devant la mère du Sauveur: ses yeux se rouvrirent, et il vint faire amende honorable à l'église, une torche de cire jaune à la main. Vous comprenez sa joie, mon enfant ! Ne seriez-vous pas bien à plaindre si, comme les miens, vos yeux ne voyaient plus qu'une triste obscurité ! Plus de beau ciel bleu, plus de nuages qui volent comme des oiseaux, plus d'arbres verts, plus de fleurs aux mille couleurs ! N'oser faire un pas sans craindre de se heurter, rester assis tristement toute la journée... et puis ne plus voir ses enfants !... De la nuit, de la nuit, toujours de la nuit ! Oh !... Mon petit monsieur, l'on est bien à plaindre, allez, lorsqu'on se trouve aveugle !
« Le prince dont je vous parle, dans les transports de son allégresse, dit tout haut qu'il voudrait offrir à l'église un second présent aussi rare que le premier était riche.... À ces paroles il sortit de la foule un jeune berger de Rome, qui dit hardiment:
« Je le ferai. Donnez-moi mille écus d'or; octroyezmoi quatorze ans, et je vous ouvrerai une horloge dont on parlera dans le monde entier comme on parle des sept merveilles de l'univers. Oui, j'en fais serment sur le salut de mon âme! on l'appellera la merveille du Cambrésis. »>
« On lui paya mille pièces d'or: il travailla jour et nuit. durant quatorze années, et il fit la belle horloge que vous savez. Après quoi il vint trouver monseigneur l'évêque, et dit :
« - À présent je m'en vais en mon pays, rejoindre ma pauvre et bonne mère que je n'ai pas embrassée depuis quatorze années. J'ai clos en ce bâton les mille pièces d'or que j'ai reçues pour salaire. Dieu et la benoite Vierge soient loués ! Pourvu que mon bon ange gardien me protége chemin faisant, je rapporterai à la digne femme de quoi n'avoir plus à craindre la misère. »
« L'évêque de ce temps-là n'était point un homme craignantDieu. Il se dit en lui-même : - Le berger va s'en aller en d'autres pays; il y fabriquera peut-être une seconde horloge plus merveilleuse que celle-ci : la nôtre en perdra son renom, sans compter que les pèlerins ne viendront plus faire leurs dévotions dans l'unique ville où ils pouvaient s'ébahir devant un pareil miracle de l'art. Il chercha donc à retenir en Cambrésis le savant berger ; mais à chaque promesse séduisante le jeune homme répondait :
« - Tout cela ne vaut point ma vieille mère.
« - On vous l'enverra quérir, dit l'évêque.
« - Oh ! non, repartit le berger : elle mourrait sous votre ciel humide et froid. Ma mère habite la belle ville de Rome; et quand elle pourrait supporter la fatigue d'un pareil voyage, consentirait- elle à quitter la ville du pape, du pape dont chaque jour la rencontre lui vaut une indulgence ? »
« L'évêque voulut alors faire arrêter le berger comme sorcier et hérétique; mais il craignit de voir les bourgeois se révolter à une semblable indignitė.
« Il se contenta de faire attendre le berger, au sortir de la ville, par de mauvais gars sans foi ni loi.... Le berger se défendit bravement, et ils ne purent que s'emparer de son bâton qui renfermait les mille pièces d'or.
« - Je suis redevenu pauvre, s'écria-t-il après s'être échappé de leurs mains féroces, mais il me reste des yeux et des doigts, et je saurai bien gagner une seconde fois mille autres pièces d'or. »
« Le mauvais évêque, à qui l'on rapporta ces propos du berger, prit alors une résolution inspirée par le diable en personne : il fit crever les yeux du berger avec un fer rouge; on lui coupa aussi les doigts des deux mains.
« Le pauvre jeune homme mourut bien des années après, errant dans la ville de Cambrai, où il mendiait son pain de porte en porte. Il ne revit jamais ni la sainte ville du pape ni sa mère.
En ce moment je tressaillis à un bruit léger... c'était le baiser du départ que Tréa donnait à son amant. La jeune fille se leva, me prit par la main, et nous revinmes au logis. Toute la nuit, dans mes rêves, j'entendis la voix du berger aveugle qui pleurait en appelant sa mère, et le matin, à mon réveil, je crus voir s'éloigner de ma petite couche son fantôme pâle et mutilė.
Malgré la légende qui fait remonter au onzième siècle son origine, l'horloge sur laquelle repose cette légende fût commencée en 1338, sous l'épiscopat de Guy de Collemède; elle fut achevée en 1397. Pierre d'Ailly la fit perfectionner vers 1400, et on la restaura encore en 1542 et en 1602. Enfin, on en renouvela presque entièrement le mécanisme en 1765. Le cadran indiquait les jours de la semaine, la succession des mois, les signes du zodiaque, les phases de la lune et les divers aspects du soleil.
Sources :
- Légendes et traditions surnaturelles des Flandres - Samuel Henry Berthoud, Page 11, Garnier, 1862
Article rédigé par F.Majewski - 12/01/2025