MARTIN & MARTINE

 

I.

Au voyageur qui visite Cambrai,

Se montre, au haut du moderne édifice

Où la Cité, les Arts et la Justice

Hantent le temple à leurs lois consacré,

Une merveille à bon titre admirée :

De nos aïeux relique vénérée,

Ce monument présente à tout regard

Deux africains, géants mâle et femelle,

Près de la cloche apostés avec art :

Sous leur marteau l'airain vibre, et rappelle

L'heure au bourgeois qui se trouve en retard.

 

Toi qui logeais, près d'eux, dans la tourelle,

Sous les clochers, qui jadis en ces lieux

Dressaient leurs dards ciselés vers les cieux;

Toi qui, pleurant, t'enfuis à tire d'aile,

Quand des ingrats, animés d'un faux zèle

Pour l'art des Grecs, sapaient l'art des aïeux;

Vers moi reviens, hôte mystérieux !

Au vieux Cambrai son Trouvère est fidèle;

Viens, que ton souffle inspire mes chansons.

 

Martin, Martine, oui, chacun sait vos noms :

Mais, de nos jours ô fragile mémoire !

Nul dans son cœur n'a gardé votre histoire :

Elle est pourtant si fertile en leçons !

 

Vous, bonnes gens, que ce prélude attire,

À ces deux noms, j'entends vos cris, vos yeux

M'interroger. - Silence ! curieux :

À ma mandore un frêle Esprit soupire

Le vieux récit qu'elle va vous redire.

 

Du froid Escaut enfants au teint de lis,

Où sont vos yeux d'azur, vos tresses blondes ?

Quoi ! d'un soleil plus rapproché jadis

Les rayons d'or échauffaient-ils ses ondes ?

 

Cambrésiens, jadis vous ne portiez

Ni cœur si haut, ni front à fière allure;

Vierges de Flandre, autrefois point n'aviez

Regard de feu, ni noire chevelure.

 

Mais de nos murs le Castillan vainqueur,

Pour l'humble Escaut, quitta les bords du Tage :

Le sang brûlant des fils du fier Pélage

Au sang Nervien vint mêler son ardeur.

 

Il nous donna leur ame généreuse,

Leur noble port, leur cœur impétueux;

À vous, l'éclat qui scintille en vos yeux,

Fleur de beautés, hélas tant rigoureuse !

 

Quand l'Espagnol, au haut de nos beffrois,

Vint, triomphant, arborer sa bannière,

Dans nos cités il envoyait parfois

Les fils vaincus de la race guerrière,

Qui menaçait nos autels et nos rois,

Et que l'Espagne abattit sous la croix.

 

À Cambrai donc vivait un guerrier more :

Ses traits noircis, d'où flamboyaient deux yeux

Tels le ciel africain les colore,

Son turban vert, l'habit de ses aïeux,

En font au peuple un jouet curieux

Que d'un regard inhumain il dévore.

À Mahomet l'exilé soucieux

Vouait tout bas ces chrétiens qu'il abhorre;

Pour lui pourtant chrétienne aux blonds cheveux

À Notre-Dame adresse vœux sur vœux :

Le croira-t-on? Martine aimait le More.

Moi, je le crois : il était valeureux,

Il était jeune, ardent, que sais-je encore ?

Touchant attrait, il était malheureux.

Mais , pour l'amante ò la douleur cruelle !

Au joug du Christ ce cœur était rebelle.

« Bon mécréant, » lui dit Martine, un jour,

« Je vous apporte espoir et bon courage :

» Vos tristes yeux demandent le rivage

» Du doux pays, votre premier amour;

» On y promet heureux et prompt retour

» Au musulman lavé par le baptême.

» Si le voulez, je saurai bien moi-même

» Vous convertir, et, touché par la foi,

» Vous faire aimer le même Dieu que moi.

- Beau lis du Nord, béni soit le Prophète !

» Répond Hakem : « car sa main dans mon cœur

» Verse ton baume et charme ma douleur;

» Mais sur ton Dieu tiens ta bouche muette :

» Va, ne crois pas que mon ame regrette »

L'affreux repaire où règnent ses bourreaux;

» De nos palais ils ont fait nos tombeaux;

Le sang des miens ruisselle sur ces traîtres :

» Je hais ton Dieu, son Espagne et tes maîtres.

» Oh ! puisse Allah, te parlant par ma voix,

» Te révéler ses plus humaines lois :

» Libre et content sur la plage africaine,

» Avec toi seule, ô reine de mon cœur,

» J'irais chercher, échappant au vainqueur,

» Quelque désert à l'abri de sa haine.

-Soyez chrétien, et je suivrai vos pas,

Disait Martine, en soupirant tout bas.

- Plutôt mourir! » s'écriait l'Infidèle.

Aux feux brûlants que roulait sa prunelle

Tremblante alors, la chrétienne pleurait,

Fuyait Hakem.... mais bientôt auprès d'elle

Tendre et galant accourait le rebelle.

Satan ainsi vers le piége attirait

La pauvre enfant enfant que son zèle égarait.

Le tentateur, de la nuit à l'aurore,

Cherche partout la brebis qu'il dévore :

Martine enfin dans ses filets tomba.

Sans l'imiter, chrétiens, ah plaignez-la !

 

Vint cet édit qui proscrivait tout More

Que le Prophète enchaînait à sa loi.

« Je vais mourir au désert, loin de toi :

» C'était écrit ! » dit Hakem indomptable,

» Tu le veux donc ! il triomphe de moi....

» Ô Mahomet ! sois moins impitoyable !

» Et de ce cœur parjure au Tout-Puissant,

L'ange du ciel s'exile, en gémissant.

Ii.

Or le Démon, comme on sait, met sa joie,

Quand il la tient, à torturer sa proie.

En ce moment, par un piége infernal,

Il conduisait, au chef du tribunal

Du Saint-Office, Ulrique la sorcière.

Fuyant Bourlon, ses bois et la clairière

Où Belzébut, la nuit, donne son bal,

Elle venait, facile prisonnière,

Effrontément conter sa vie entière.

À ce récit, du juge-inquisiteur

Tous les cheveux se hérissent d'horreur....

Puis il la chasse, en la traitant de folle.

« Oh ! malgré toi, tu croiras ma parole,

Cria la vieille avec d'affreux hoquets :

« Au fond des coeurs Satan lit les secrets :

» Je sais le tien! » Le juge devient pâle.

» Faut-il parler ? - Oui, parle, mais plus bas.

- Promets d'abord ma grâce. Tu l'auras,

« Si tu dis vrai. - Fais seller ta cavale !

» Car cette nuit, Martine aux blonds cheveux,

» Que convoitait ton cœur de tous ses vœux

» Et que tu crois ravir avant l'aurore,

» Martine fuit, aux bras d'Hakem le More !

- Malheur sur eux ! « dit le juge , « malheur ! »

Dans tout Cambrai sa voix gronde en fureur :

« Le More a fui, Martine est sa complice;

» Le ciel trahi demande un prompt supplice;

» Frères, debout ! » Quittant leurs oreillers,

Du Saint-Office agents et familiers

Sont accourus à sa voix qu'on redoute.

Bientôt l'on vit voler sur chaque route

Du Cambrésis, les ardents cavaliers,

À droite, à gauche égarer leurs coursiers,

Des deux amants cherchant en vain la trace.

Docile au Diable, et pour gagner sa grâce,

Ulrique au juge a, d'un doigt triomphant,

Montré l'Escaut et la route de France :

Prompt, sur ses pas l'inquisiteur s'élance.

Devant eux marche un follet agaçant

Qui les éclaire et les guide, en dansant.

 

En remontant vers les sources du fleuve,

Autrefois l'oeil voyait, sur tous ses bords,

Les pins touffus épancher leurs trésors.

De ses forêts la rive droite est veuve,

Mais, sur la gauche, un bosquet tremble encor :

Jadis bois sombre, aujourd'hui sans mystère,

Mais aurêveur solitude encor chère,

Je t'ai nommé, Proville, aux songes d'or !

 

C'est dans ce bois, qu'au sortir de la ville,

Nos deux amants ont choisi leur asile.

Sur ses cailloux l'Escaut roule avec bruit,

La foudre gronde, en sillonnant la nuit;

Dans les flancs creux d'un pin qui s'offre au More,

Avec Martine il attendra l'aurore :

Le couple alors, s'enfonçant dans les bois,

Doit, à l'abri de l'ombre tutélaire,

Gagner bientôt la France hospitalière.

Tout se taisait : Hakem à demi-voix :

« Houri du ciel, doux présent du Prophète,

» Viens sur mon cœur , viens reposer ta tête :

» Ce cœur hélas ! était mort au bonheur,

» Il y renaît. Ma compagne, ma sœur,

» Mets-là ta main ; oh! que ta bouche pure

» Dise mon nom, ou lentement murmure

» Ces mots d'amour que vous inspire Allah !

À ces accents, Martine palpitante

Au tendre Hakem allait céder.... déjà

Sa main tremblait dans sa main frémissante....

Quand du follet la flamme vacillante

Scintille.... Hakem se lève, plein d'effroï.

Dans les rameaux court la flamme légère,

Approche, et montre, à sa pâle lumière,

Six cavaliers.... Tous ont crié : « Rends-toi,

» Ou meurs ! » Hakem, bondissant de colère

Porte la main où fut son cimeterre;

Mais désarmé, le malheureux époux

Rugit de rage, et devant son courroux

Les cavaliers tremblants reculent tous.

Bientôt, poussant un affreux cri de joie,

Chacun s'élance : à l'aide de son art,

Ulrique a su charger de lourdes chaînes

Le guerrier more, et son ardent regard

N'a plus hélas ! que des menaces vaines.

On place alors le couple malheureux

Sur un coursier, au milieu de l'escorte.

La torche en main, avec cent cris joyeux.

Les cavaliers ont repassé la porte.

« Rassurez-vous, bons chrétiens alarmés ! »

Crie un hérault, « et vous, gens qui dormez »

Réveillez-vous ! venez voir à la ronde

» Hakem le More et Martine la blonde ! »

III.

Des prisonniers on instruit le procès.

Le Grand-Conseil sur leur sort délibère.

Il faut frapper d'un supplice exemplaire

Les yeux du peuple, enclin à tout excès :

Or, le bûcher, en Flandre, est sans succès,

Non sans péril. Moins cruel que sévère,

Le tribunal, sans être sanguinaire,

Veut effrayer : plan fort sage à mon gré.

Son jugement fût par tous admiré.

Avec les sucs d'une plante cruelle,

Martine vit brunir son corps charmant :

Lis, rose, adieu ! couleurs de l'infidèle,

Le sombre teint du More, son amant,

Va désormais vous remplacer sur elle.

Ce n'était rien : au haut de la tourelle

Qui couronnait l'hôtel de la cité,

Le triste couple, hélas ! est garotté.

Au front d'Hakem on écrit : HÉRÉSIE.

Martine a vu son front ceint du turban,

Signe parlant de son apostasie :

Comme son cœur, son corps est musulman.

Ainsi tous deux, exposés aux outrages

D'un ciel changeant et d'avides regards,

Voient sur leur tête, à leurs pieds, des orages

Les menacer, grondants de toutes parts.

Ce n'est point tout : ô comble du supplice !

Sur les deux flancs de ce frêle édifice,

Près l'un de l'autre, ils souffrent sans se voir :

Damnés vivants, tout leur est désespoir.

D'un lourd maillet leur main est surchargée;

Et sur la cloche, entre deux érigée

Le jour, la nuit, chaque heure sous leurs bras

Doit s'éveiller en sonores éclats.

Pour prolonger leur vie et leur torture,

Près d'eux habite un farouche gardien :

Il leur jetait leur triste nourriture,

Et quand parfois l'un dormait, sa voix dure

Criait : Debout ! sonne l'heure, payen ! »

Ainsi chaque heure à la cité rappelle

Leur feu coupable et sa peine cruelle.

« De tels péchés », crient les bourgeois transis,

« Préservez-nous, grands Saints du Paradis ! »

 

Morne, les bras croisés sur la poitrine,

À son bourreau refusant d'obéir,

Et s'indignant du rôle de machine,

Hakem d'abord avait voulu mourir.

Mais le gardien, sur la faible Martine

Se venge alors, et barbare, il s'obstine

Pour son amant à la faire souffrir.

Vaincu, le More en frémissant se livre

Aux vils travaux qu'on exige de lui :

De sa complice il est le seul appui;

Un vague espoir l'engage encore à vivre.

Pour la chrétienne, en proie à la douleur,

Elle baignait son corps flétri, de larmes;

Et le remords, qui tenaillait son cœur,

Lui découvrant l'Enfer et sa fureur,

Elle exhalait en ces mots ses alarmes :

« Pitié ! pitié ! Sainte Mère de Dieu !

» J'ai renié Jésus et mon baptême,

» Et des Enfers j'ai mérité le feu;

» Mais tu le sais : au-dedans de moi-même

» Je t'ai toujours aimée, et mon blasphême

» Las ! de mon coeur n'a jamais eu l'aveu.

» Au Seigneur Dieu, pour nous, ô Notre-Dame,

» Dans ta bonté, daigne clamer merci :

» Fais-moi mourir; éclaire la pauvre ame

» De mon Hakem, et puis qu'il meure aussi !

Or un bon moine entendit cette plainte.

Son coeur s'émeut, et, montant à la tour,

Aux patients il vient, rempli d'amour;

Il les bénit, et sa parole sainte

Va guérissant, maux, remords, tour-à-tour.

À ses discours docile était Martine;

« Moine, » disait Hakem plein de mépris,

« Veux-tu prouver ta mission divine ? »

Délivre-nous, et je me convertis. »

- « Si Dieu m'entend, espérez, ô mon fils ! »

Avec douceur repartit le bon père.

Puis il courut aux pieds du gouverneur.

« Au nom du Christ, écoutez, Monseigneur :

» Dieu, par ma voix, vous fait cette prière;

» Dieu tend les bras au repentir sincère

« Des deux enfants qu'un démon suborneur

» Lui ravissait : faites-leur grâce entière

» Soyez clément comme le doux Sauveur.

Mon révérend, » dit, faisant la grimace,

Le gouverneur, « si l'on peut à leur place

» Me procurer dans tout le Cambrésis

» Deux sonneurs noirs, aussi bien aguerris,

» Aux mécréants, pour vous, je ferai grâce.

Puis il le quitte, avec un dur souris.

- « Soit fait ainsi ! » dit le moine avec joie :

« Au tentateur Dieu ravira sa proie. »

 

Dans sa cellule il vole s'enfermer.

Le Père était savant en mécanique:

Durant trois jours, trois nuits, sa main s'applique

Avec ardeur : il parvint à former......

(Ne riez point, le fait est très croyable :

Le ciel l'aida pour confondre le Diable.)

Par lui l'airain se vit donc transformer

En deux humains, admirables figures,

Qu'il prit d'abord pour nos deux mécréants,

Tant ils étaient en tout point ressemblants.

Puis, ô prodige ! ainsi qu'aux créatures,

Il leur donna cent divers mouvements :

On voit rouler leur prunelle mobile,

Leur corps bruyant tourne dans tous les sens,

Et sur leur front, qui s'incline et vacille,

Frémit l'aigrette au milieu des croissants.

Puis, au signal, leur bras intelligent

Soudain se lève, et sur la cloche immense,

Déchirant l'air, le marteau résonnant

Retombe, et fait mugir l'heure en cadence.

Le moine heureux rend grâce avec transports

Au Dieu puissant qui bénit ses efforts.

Lors, il réveille en secret quelques frères :

Et tous, chargés du fardeau précieux,

Seuls dans la nuit, le portent jusqu'aux lieux

Où nos sonneurs déploraient leurs misères.

« Venez en paix, et rendez grâce aux cieux,

» Dit le sauveur « j'ai fléchi leur colère. »

Nos deux amants croient rêver.... Leur Cerbère,

Blême d'effroi, fuit en fermant les yeux

« Satan, dit-il, se mêle de l'affaire;

» Il prend par fois le froc du solitaire

» Pour nous duper : sauvons-nous, c'est le mieux. »

 

Le lendemain, la ville entière assiége

Tous les abords de l'infernale tour.

L'inquisiteur s'est rendu sans détour

Dans le couvent, où le Diable à son siége.

Le peuple en foule accompagne ses pas;

Chacun s'attend à voir d'affreux sabbats.

Tout le couvent priait dans son église;

On l'envahit, on s'arrête : ô surprise !

Aux fonts sacrés Hakem le musulman

Courbait son front, dépouillé du turban :

La haine a fui de sa fière prunelle,

L'ardente foi sur ses traits étincelle;

Puis, sous les plis du voile nuptial,

Il rejoignit la fidèle Martine

Dont le beau corps, par la grâce divine,

Avait repris son éclat virginal.

Le peuple ému de la cérémonie,

S'ébahissait. Quand elle fut finie,

Au gouverneur, qui n'a plus de courroux,

Le Révérend conduit les deux époux :

« Au ciel, dit-il, qui bénit leur tendresse,

» Il faut, seigneur, tenir votre promesse :

» Car j'ai tiré du sein du Cambrésis

» Deux sonneurs noirs, aussi bien aguerris. »

Le peuple entier approuve ce langage;

Le gouverneur répond par un souris;

L'inquisiteur se tût, et fit en sage.

Pour nos amants, dans leur doux mariage

Ils vont en paix oublier leurs ennuis.

Plus d'une fois leurs regards attendris,

En contemplant ces muettes images,

Des jours mauvais bénirent les orages,

Et leur sauveur qui les avait unis.

Son beau travail à tous parut sans prix :

Pour admirer ses deux hommes-machine,

On accourait des plus lointains pays.

On indiqua leur touchante origine,

En les nommant aussi : Martin, Martine.

(Le more Hakem, en devenant chrétien,

Contre ce nom avait changé le sien.)

 

Depuis ce jour, leurs bras infatigables

Ont compté l'heure à la postérité;

Et d'âge en âge ainsi, de la cité,

Ces deux sonneurs, témoins impérissables,

À nos neveux diront l'antiquité.

 

Des Africains, vieux débris de ta gloire,

On oubliait les amours, les revers;

J'ai réveillé leur poétique histoire :

Après ma mort, Cambrai, dans ta mémoire

Puissent, comme eux, vivre long-temps mes vers !

 

Sources :

- Les sept merveilles du Cambrésis - Henri Carion, Page 3, Henri Carion, 1836

 

Article rédigé par F.Majewski - 12/01/2025