LE DE PROFUNDIS

 

   Au commencement de chaque œuvre, tout chrétien doit invoquer le nom du Seigneur, sans la miséricorde duquel aucune chose ne saurait arriver à bonne fin.

 

   Et comme nous ne pouvons, humbles pécheurs, rien obtenir de Dieu, sinon par l'intercession et les mérites de la sainte Vierge Marie, mère immaculée du Sauveur du monde, j'entends commencer la véridique histoire qu'on va lire en présentant à cette reine céleste la salutation. auguste que l'ange Gabriel lui apporta du haut des cieux : Ave Maria, priant et suppliant tous ceux qui verront le présent livre de réciter cette prière, afin de mieux comprendre les grands enseignements et bons exemples contenus en celui.

 

   J'ai nom Raoul Beaugenin, à présent en religion, dans l'ordre des Minimés, sous celui de père Berthe. Je suis fils légitime de Bartholomé de Beaugenin, vassal et écuyer de haut et puissant seigneur Enguerrand le Portier, sire de Marigny, argentier du roi de France. Ma très-honorée mère Anne-Marguerite Bonvouloir, de l'ancienne famille des Bonvouloir de Hainaut, m'éleva dans la crainte du péché et dans l'amour de Dieu jusqu'à devers seize ans.

 

   Or, par un soir que, après avoir récité les oraisons de mon chapelet, je venais lui demander à genoux sa bénédiction, elle se prit à pleurer avec amertume et à me presser longuement contre son sein avec un grand émoi. Enfin, à travers force sanglots et lamentations, elle m'apprit que sire Enguerrand, pour l'amour de mon père, m'envoyait en qualité de page chez monseigneur son frère, Philippe de Marigny, évêque de Cambrai en Cambrésis. « C'est, dit-elle, un prélat vénérable, et vous trouverez chez lui édification et bons exemples. Or done, ajouta-t-elle en redoublant de larmes, tenez-vous dispos, cher enfantelet, après avoir ouï une messe en l'honneur de saint Julien, patron des voyageurs, à partir sous la conduite de messire Jacques Marly, chanoine du chapitre de Notre-Dame-de-Grâce. Ce digne prêtre a été dépêché à notre suzerain par le prélat de Cambrai, et s'en retourne après avoir terminé, à la satisfaction de chacun, des affaires de grande importance. »

 

   Pour moi, je pleurais aussi ; car l'aspect de la tristesse de madame ma mère m'avait affligé. Mais j'oubliai bien vite ses larmes et les miennes. Je ne dormis guère, et me tournai en cent façons diverses sur mon chevet, pantelant de joie, rien qu'au penser de faire une si longue route en chevauchant sur une belle haquenée.

 

   Aussi fut-ce moi le premier debout quand tinta l'heure de la messe, laquelle fut dite à mon intention. Après quoi je m'aperçus bien que je n'étais pas le seul ayant passé la nuit sans sommeil; car jamais je n'ai vu-femme plus pâle et plus dolente que madame ma mère. Sans proférer une parole, tant son cœur était navré, elle me passa au col une belle chaîne d'or, dans le reliquaire de laquelle se trouvait enchâssé un morceau de la vraie croix, et puis elle m'étreignit de ses bras qui tremblaient, et tout à coup elle se laissa aller sans mouvement, la tête sur mon épaule.

 

   Enfin monsieur mon père, qui se tenait là debout tâchant de se montrer ferme, quoique en dépit de ses efforts de grosses larmes tombassent de ses joues sur sa barbe, me recommanda d'une voix émue de rester bon chrétien, dévotieux à la sainte Vierge et foi loyal à mon nouveau souverain. Après quoi il me donna sa bénédiction, et il fallut m'arracher des bras de ma mère. Je me départis dans une tristesse et une amertume que l'on ne saurait dire. Hélas! une angoisse bien autrement poignante aurait serré mon cœur s'il m'eût été donné de prévoir les événements à venir; si j'eusse su que monseigneur mon père serait frappé à mort en défendant son maître sire Enguerrand, si l'on m'eût dit que madame ma mère en trépasserait subitement de douleur!

 

   Après un mois de voyage chanceux, et durant lequel bien nous prit d'avoir douze hommes d'armes du roi de France qui chevauchaient avant et après la litière de messire Jacques Marly, nous arrivâmes au châtel épiscopal de monseigneur Philippe de Marigny, le onzième jour du mois de mai, en l'année mil trois cent douze du salut du monde.

 

   Monseigneur Philippe était un prélat charitable et pacifique, ayant à cœur de rétablir la paix entre messieurs les chanoines et les bourgeois de la ville, ce qui n'était pas, à vrai dire, chose aisée; car les gens de Cambrai, fiers et jaloux de leurs franchises, s'ameutaient à tout moment sous prétexte de les défendre; et de leur côté les chanoines, voyant ces franchises avec envie, ne se lassaient point d'en contester la légalité.

 

   Tandis que dans la ville régnait ainsi la discorde, la paix et le bonheur s'étaient réfugiés au châtel épiscopal. Comment n'y auraient-ils pas été amenés par l'ange de bonté et de grâce qui en avait fait son séjour, par la belle et pieuse Berthe de Marigny, jeune sœur du prélat? Un manant, le plus grossier, un soudard, se sentaient courtois à l'aspect de son sourire avenant et de son regard rêveur. Eussent-ils même été plus durs de cœur que l'ennemi des hommes (Dieu me préserve de ses embûches!), eussent-ils été privés de la lumière du ciel, il leur eût fallu se rendre aux douces paroles de sa voix suave.

 

   Pour moi, quand je la vis, je demeurai sans bouger et comme ébloui d'une beauté si merveilleuse. A huit jours de là, je fis vœu à la sainte Vierge de ne jamais aimer autre dame. Pourtant, je ne le savais que trop bien, jamais il ne devait m'être permis d'avouer ma respectueuse tendresse, et encore moins de songer à en obtenir du retour.

 

   Ainsi trois années s'écoulèrent rapidement pour moi, dans une sorte de bonheur triste et ineffable, car madame Berthe m'avait pris en affection. Elle se plaisait à louer mon zèle; elle me citait parfois comme exemple aux autres pages, bien loin de soupçonner le motif qui me faisait bien agir. Des paroles bienveillantes de sa bouche, comme beau page ou fidèle varlet, me faisaient tressaillir d'un frisson que je ne saurais exprimer, et me causaient autant de joie que de peine. Je me surprenais à les répéter à voix haute, même pendant ma prière, où elle venait me causer des péchés de distraction. Hélas! aujourd'hui que je me vois vieux de nonante et un ans, ce souvenir m'émeut encore d'un grand trouble, et fait couler des larmes de mes yeux desséchés.

 

   Du temps de l'évêque Guy de Collemède, il s'était élevé entre lui et Robert, comte d'Artois, un différend fort grave, au sujet d'une juridiction que les officiers du comte s'arrogeaient sur des villages situés entre les deux. villes de Cambrai et d'Arras. Convaincu tardivement de l'injustice de ses prétentions, le comte d'Artois y avait renoncé. Mais, après la mort de ce seigneur, sa veuve, la comtesse Mahaud, réveilla cette querelle inique, et fit ravager par ses hommes d'armes les terres du Cambresis les plus à portée de l'Artois. Il fallut user de représailles; de là des guerres à n'en plus finir, et qui coûtèrent bien du sang.

 

   Comme l'évêque Philippe s'affligeait fort d'un pareil état de choses, il proposa à son ennemie de s'en rapporter à l'arbitrage du roi de France. En cela, il faisait preuve d'une prudence rare; voici pourquoi: la comtesse Mahaud, vassale du monarque, ne pouvait refuser l'arbitrage du prince; ensuite, lorsqu'une sentence serait rendue, il faudrait s'y soumettre, à moins d'encourir la colère du puissant suzerain. Or, convaincu de l'évidence de son bon droit, monseigneur Philippe ne mettait pas en doute que la décision du roi de France ne lui fût favorable: donc la guerre se trouverait infailliblement termînée, et il y aurait une fin aux prétentions injustes de la comtesse artésienne.

 

   Le roi de France désigna son propre frère, le prince Charles de Valois, pour arbitrer dans ce différend. Monseigneur Charles de Valois arriva donc à Cambrai le vingthuitième jour du mois de mai de l'an mil trois cent treize.

 

   Les premiers jours se passèrent en festins et en chasses; mais bientôt le prince, d'abord si ardent à ces plaisirs, se mit à faire l'éloge du repos et de la retraite, qu'il prisait avant tout, s'il fallait l'en croire. Les veneurs avaient beau sonner de la trompe, les chiens aboyer et les cors de chasse redire des fanfares, il ne s'en souciait en aucune façon.

 

   Dès le matin on le voyait arriver dans l'oratoire de madame Berthe, et toujours avait-il quelque don rare à lui faire tantôt c'était un papegaut qui devisait et riait aux éclats comme aurait pu le faire une vieille femme; tantôt c'était quelque fleur rare achetée à grand prix, ou de ces riches babioles ouvrées à long et difficultueux travail.

 

   Ces cadeaux, dont madame Berthe ne manquait pas de s'émerveiller, amenaient chaque fois des propos de galanterie qui se prolongeaient bien avant dans la journée. Comme ces objets venaient de France, d'Italie ou d'Allemagne, le prince de Valois en prenait occasion de narrer les voyages qu'il avait faits en ces lointains pays.

 

   Il ne disait jamais rien des hautes destinées qu'il aurait infailliblement eues, dans la dernière de ces contrées, sans le pape Boniface. Car, à l'assassinat de l'empereur Albert, tué près de Rienfeld par le duc de Souabe, les électeurs voulaient donner la couronne au prince de Valois. Le pape fit si bien, qu'il n'en fut rien. En cela il suivait sa haine contre le roi de France, avec lequel il avait eu de graves querelles.

 

   Mais, malgré son modeste silence à l'égard de ce qu'on vient de lire, le nom de l'Allemagne prononcé par monseigneur Charles donnait suffisamment à penser, et faisait reluire sur sa personne un reflet d'illustres infortunes qui émouvait madame Berthe d'une respectueuse commisération.

 

   « Oh! disait-il, que je voudrais à présent passer ma vie en ces pacifiques et plaisants lieux, loin des grandeurs qui sont lourdes et qui tourmentent! Ne me sera-t-il jamais donné de n'avoir d'autre soin que d'obtenir, à force de soumission et d'amour, un sourire comme vous en faites parfois? »

 

   Madame Berthe, émue, faisait alors un sourire qui me remplissait de désespoir, et elle baissait ses longues paupières pour cacher le trouble de ses regards.

 

   Peu à peu, quand le prince advenait, madame Berthe prit l'habitude de renvoyer à l'antichambre ses pages et ses dames d'atours. Elle avait, selon elle, au sujet de la paix, d'importantes affaires à démêler avec le prince Charles. Elle demeurait donc seule avec lui. Maintes et maintes fois, quand l'heure du souper sonna, il fallut les avertir que monseigneur l'évêque les attendait pour commencer la bénédiction de la table.

 

   Tandis que je me sentais la mort dans le cœur, chacun se réjouissait autour de moi: les plus discrets hochaient la tête avec mystère et parlaient tout bas de mariage; d'autres, moins réservés, disaient hautement que la sœur du riche et noble argentier du roi de France pourrait bien devenir comtesse de Valois; car, selon eux, rien n'était trop digne de la dame qui réunissait à un haut lignage une beauté merveilleuse, des vertus angéliques et des trésors immenses. Enfin, il s'en trouvait répétant à tout propos: « La comtesse Mahaud, à coup sûr, ne gagnera pas son procès; et monseigneur l'évêque peut tenir pour bien certain de recouvrer ses bonnes terres du Cambresis. »

 

   Ces rumeurs, closes d'abord dans le château, furent bientôt sues des bourgeois, et arrivèrent jusqu'à Arras. La comtesse Mahaud, qui, pour retarder la sentence, feignait une grave maladie, prit alors un parti soudain. Se fiant à sa beauté rare et à son astuce diabolique, car elle jugeait bons tous les moyens pour arriver à ses fins, on la vit un soir, sans qu'on s'y attendit en aucune façon, arriver au palais épiscopal, escortée d'une suite riche et nombreuse.

 

   « Or çà! monseigneur de Valois, fit-elle avec façon traîtreusement gentille et accorte, me voici venir suppliante, et prête à vous demander merci, pieds nus et la corde au cou, car, depuis quatre mois qu'une fièvre poignante me retient au lit de douleur et m'a rendue pâle et chétive, ces deux beaux yeux que je vois ont gagné de reste le procès de messire l'évêque. Ils ont aussi, j'en suis sûre, plus qu'il ne faut, irrité le frère du roi de France contre une humble et triste veuve. »

 

   En terminant ces hardis propos, dont rougit grandement madame Berthe, la comtesse d'Artois fit mine de s'agenouiller. Le prince ne la laissa pas faire, et mit à la relever un empressement des plus gracieux.

 

   S'appuyant ensuite sur la main du prince, elle se prit à lui parler bas à l'oreille, tournant en ridicule la vertueuse simplicité et la grâce naïve de madame Berthe, si bien que monseigneur de Valois, circonvenu par ses dires perfides, commença à prendre en honte ce qui l'avait tant charmé d'abord à juste droit.

 

   Dès lors, la liesse et la confiance dans lesquelles on s'ébattait au château épiscopal se changèrent en tristesse et découragement.

 

   Le prince Charles, à compter de ce jour-là, n'eut plus d'autre soin que de complaire à la comtesse Mahaud, et ne songea guère dorénavant à la triste madame Berthe. Au détriment des causeries sans fin de l'oratoire, faucons et lances reprirent faveur: on n'entendait que destriers piaffer et veneurs jouer des fanfares; chacun émoulait des lances pour courir en champ clos. Enfin, aux instances de la comtese d'Artois, on proclama une passe d'armes solennelle pour le neuf du mois de novembre. Le prince Charles remit au même jour la sentence relative au différend qu'il lui fallait juger.

 

   Le lendemain, deuxième jour du mois de septembre et jour de la fête de Notre-Dame-des-Anges, monseigneur l'évêque m'enjoignit de partir avec un héraut d'armes, pour porter des messages aux chevaliers du pays, et les inviter à venir prendre part aux ébattements de la joute. Nous ne revinmes que la veille de la passe-d'armes, le huit du mois de novembre.

Malgré le grand empressement que j'y mis, il ne me fut pas octroyé de paraître devant ma noble maîtresse, ni le jour de mon arrivée, ni même dans la matinée du lendemain. J'allai donc, comme me l'enjoignaient mes devoirs de page, me tenir au pied de la tente en velours dressée en lieu d'honneur pour recevoir les plus nobles dames, l'évêque, les juges de la lice et messieurs les chanoines.

 

   Combien il me tardait de voir arriver madame Berthe, elle dont la douce vue ne m'avait point été permise depuis deux mois et sept jours! Elle parut enfin, conduite par messire le Borgne de Mauny, et marchant derrière l'évêque, qui donnait la main à la comtesse Mahaud.

 

   Sainte Vierge! l'état piteux de ma noble et malheureuse maitresse ne m'apprit que trop quels affreux chagrins la faisaient dépérir: pâle et chétive, déjà il y avait je ne sais quoi d'une tête de mort dans ses traits amaigris et pourtant beaux encore. Une nuance imperceptible d'un rose indécis et bleuâtre entourait ses paupières, et par lå ses yeux semblaient agrandis. Enfin, à chaque instant une toux sèche s'échappait de sa poitrine.

 

   À cette vue, il me devint impossible de retenir un cri de surprise et de désespoir. Elle l'ouït, elle le comprit, car elle jeta sur moi un regard!... Oh! ce regard me navra l'âme.

 

   Après quelques moments d'attente, les trompettes jouèrent des fanfares et les chevaliers entrèrent dans la lice. Le prince de Valois portait les couleurs de la comtesse Mahaud.

 

   Je ne saurais conter ici toutes les prouesses de cette journée; mes regards ne se tournaient guère vers le champ clos un objet plus cher et plus douloureux les fixait. Je dirai donc brièvement que monseigneur Charles, prince de Valois, resta le mieux faisant de la journée.

 

   Madame Berthe, comme sœur de monseigneur l'évêque Philippe de Marigny, devait remettre au vainqueur le prix du tournoi, à savoir : une chaîne d'or avec une émeraude d'une grande valeur à chaque maille, et puis une épée de bonne trempe dans le pommeau de laquelle se trouvait enchâssée une relique du bienheureux saint Géry.

 

   Le prince s'agenouilla donc devant madame Berthe; mais, en s'avançant, le cœur faillit à ma maîtresse, et elle tomba sans connaissance. Tandis que toutes les dames s'empressaient autour d'elle, la secourant en grand émoi, sans avoir souci d'autre chose, la comtesse d'Artois (du moins on me l'a conté depuis; j'étais en transes trop douloureuses pour le voir), la comtesse d'Artois, dis-je, ramassa la chaine, et la passa gracieusement au cou du duc Charles.

 

   Le croirait-on, ce fut au milieu du trouble d'un pareil accident que le prince Charles de Valois proclama son arrêt sur les différends du Cambresis et de l'Artois?

 

   L'arrêt condamnait « la cité de Cambrai, envers la comtesse, à une amende de trente-deux mille livres parisis de forte monnaie, quatre mille chaque semestre jusqu'à l'entier payement. »

 

   Il enjoignait seulement à la comtesse « de restituer les choses enlevées dans les villages appartenant au Chapitre et dans les lieux contestés, lesquels lieux étaient évidemment du ressort du Cambresis. »

 

   Comment décrire la nuit qui suivit? Les bourgeois de Cambrai, outrés de l'injustice de cet arrêt, s'ameutèrent dans la ville, vociférant et prêts à assaillir le quartier du palais où logeait monseigneur Charles. Les gens d'armes du prince veillaient, la lance au poing, et redoutant une attaque; les varlets faisaient en hâte les préparatifs du départ. Leur maître avait annoncé à l'évêque qu'il s'en irait du château le lendemain à l'aurore. On reconnaissait aisément, dans un semblable manque de courtoisie, les conseils de la comtesse d'Artois. Toutefois, le prince ne s'était résolu à ce parti grossier qu'après mainte et mainte hésitation: voyant cela, la méchante femme qu'il aimait avait déclaré qu'elle partirait seule et ne le reverrait de la vie, s'il ne consentait point à l'escorter le lendemain.

 

   Au point du jour, on entendit donc un grand bruit de chevaux. Madame Berthe s'enquit d'où il provenait. Monseigneur Philippe, qui avait passé la nuit au chevet de sa sœur, répliqua bonnement:

 

   - C'est le prince de Valois et la comtesse Mahaud qui se départissent du château sans dire gare. Ils s'en vont ensemble, comme mari et femme, à la cour du roi Philippe.

 

   Madame Berthe joignit les mains avec émoi, voulut proférer quelques paroles, et ne put que murmurer un faible cri... Ce fut le dernier.

 

   Depuis plus de sept semaines j'étais gisant, ardé de fièvre et de délire, appelant madame Berthe à grands cris et n'ayant pu verser encore une seule larme. Chacun s'émerveillait autour de moi de ce mal soudain, et l'on m'a raconté depuis que monseigneur l'évêque s'était un jour écrié :

 

   - Par saint Philippe (c'était son bienheureux patron)! Je donnerais mille livres parisis de monnaie forte à qui pourrait guérir un pauvre page en si grand péril de trépasser par regret de sa maitresse. Au temps d'à présent, il n'est point par douzaines de varlets si fidèles!

 

   Il aurait dû dire d'amis si navrés.

 

   Par une nuit que j'avais pu m'assoupir contre l'ordinaire, je m'entendis soudainement appeler de mon nom : « Raoul! page Raoul!... » Jésus mon sauveur! C'était la douce voix de madame Berthe. L'infortunée, debout auprès de moi, s'y tenait dolente comme au dernier jour où je l'avais vue. Je me sentis, à son aspect, devenir triste jusqu'à la mort, comme Notre Seigneur JésusChrist au jardin des Oliviers.

 

   « Raoul, page Raoul, dit-elle, je viens requérir de vous la fin de mes peines, de vous à qui j'en ai tant causées, sans le savoir néanmoins; car vous cachiez bien soigneusement votre fervente et douloureuse tendresse. Raoul (et ici je crus voir une rougeur imperceptible colorer légèrement les pâles joues de l'âme), Raoul! j'ai failli!... le prince de Valois... En châtiment de cette faute, Dieu me retient en purgatoire, jusqu'au moment où celui qui m'a perdue récitera à mon intention un De profundis.

 

   « Hélas! il n'a pas eu encore une pensée pour moi! pour moi qui suis morte à cause de lui, et qui souffre tant en purgatoire parce que je l'ai trop aimé!

 

   « Et cependant, Raoul, Dieu et la sainte Vierge me sont témoins que j'aurais consenti volontiers à rester mille ans encore dans ces lieux de ténèbres et de larmes, pour qu'il eût dit seulement, à la nouvelle que j'étais trépassée : Pauvre Berthe!

 

   « Allez donc, Raoul, devant messire de Valois diteslui que l'âme de Berthe reste en peine dans le purgatoire, et que, s'il veut tant seulement réciter un De profundis, les anges la conduiront en paradis. Il ne vous refusera pas, Raoul; il faut l'espérer du moins; car existe-t-il un chrétien assez dur pour refuser un De profundis, quand bien même il s'agirait de sauver l'âme d'un juif? »

Cette apparition me rendit à la vie comme par miracle: dès ce moment-là la fièvre me quitta; et deux mois après je fus, par la grâce de Dieu, en état d'entreprendre le voyage dont m'avait requis madame Berthe.

 

   Pour amener ce voyage à bonne fin, il me fallait obtenir le congé de monseigneur l'évêque Philippe : je me rendis donc auprès de lui, le priant de m'ouïr en confession, à quoi il consentit. Je lui contai la merveilleuse vision et ce que demandait de moi madame Berthe. Seulement je me laissai aller à la honte de n'oser avouer l'amitié sans espoir que j'avais nourri pour la trépassée; en cela néanmoins, je ne fis pas mauvaise confession, car une amitié si chaste et si secrète ne saurait être péché.

 

   Monseigneur Philippe m'écouta en silence.

 

   Enfin il dit :

 

   - Ce sont là des choses surnaturelles, et il ne faut pas les croire trop aisément. D'ailleurs, mon fils, cent obstacles s'opposent à l'accomplissement de votre pieux dessein : il est survenu de grands et tristes événements dans notre maison.

 

   Alors il m'apprit la mort du roi de France Philippe le Bel. Son fils, le roi Louis, dixième de nom, lui avait succédé; le prince de Valois, devenu sous le nouveau roi tout-puissant à la cour, et poussé par la méchante comtesse Mahaud, avait desservi monseigneur Enguerrand, et accusé, en plein conseil, de dissiper les trésors de l'État, le requérant de dire l'emploi des grosses contributions levées sur la Flandre. Or elles avaient été versées par le grand argentier entre les mains du prince de Valois lui-même.

 

   Messire Enguerrand répondit donc avec franchise :

 

   « Je vous en ai remis bonne part, monseigneur, comme le prouvent des parchemins en règle et scellés de votre sceau.

   - Les parchemins en ont menti, s'écria le prince.

 

   - Monseigneur, s'il est menti, ce n'est point par les parchemins, mais bien par vous, » interrompit le grand argentier, indigné à juste droit d'un pareil outrage. Le prince de Valois tira son épée : il en aurait féru messire Enguerrand ; mais les prud'hommes du conseil y mirent opposition. Il sortit alors, jurant par le Dieu vivant qu'il ne reviendrait au Louvre qu'après avoir tiré vengeance sanglante du grand argentier.

 

   - Depuis le temps que mon frère m'a lui-même fait mander ces nouvelles par un estafier fidèle, continua l'évêque, je suis en grande inquiétude : le comte de Valois ne se tiendra en repos qu'après avoir perdu Enguerrand. Jugez, mon fils, s'il est en disposition de prier pour l'âme de Berthe. Allez donc en paix, Raoul. Nous cėlėbrerons une messe solennelle, demain, à l'intention de la maîtresse dont vous vous montrez si fidèle serviteur. Quant à votre dessein, il faut y renoncer, comme hasardeux et témérairement conçu.

 

   Il ne me restait qu'à obéir. Mais, la nuit même qui suivit cet entretien, un gémissement plaintif me réveilla : madame Berthe était encore là, joignant les mains en signe de détresse et de prière. Je résolus d'aller de nouveau trouver monseigneur l'évêque, et, comme je me préparais à m'y rendre, un varlet s'en vint me mander de sa part.

 

   - Raoul, me dit monseigneur, l'âme de ma sœur m'est apparue cette nuit, dolente et souffreteuse. J'ai eu tort de vous détourner de votre pieux dessein. Allez donc, mon fils, et que la bénédiction de notre Sauveur et celle d'un vieillard vous accompagnent!

 

   En disant ces mots, il étendit sur mon front ses mains vénérables, me remit une bourse pleine d'écus d'or, et m'annonça que le prévôt de sa maison avait ordre de me. laisser choisir le meilleur destrier qui fût aux écuries du château.

 

   Je me mis en route le lendemain, dixième jour du mois de mars, l'an de grâce mil trois cent quatorze, l'Église célébrant la fête des quarante bienheureux martyrs.

 

   J'arrivai dans la ville de Paris, après huit jours d'un voyage sans malencontre. Mon premier soin fut de me rendre au palais du grand argentier. Que mon cœur battait vite quand je vis ses hautes tourelles, ses murs sculptés, ses vitraux aux cent couleurs! Trois fois je fis résonner d'une main tremblante le marteau de fer de l'énorme porte, pour appeler un huissier; mais le marteau eut beau retentir d'un grand bruit, nul ne vint pour m'ouvrir.

 

   Tandis que je me tenais là, portant autour de moi des regards d'incertitude et de douleur, un vieillard me fit signe avec mystère de le suivre, et m'emmena dans la rue solitaire où il demeurait.

 

   Il regarda çà et là, dans la crainte qu'on ne l'écoutât.

 

   - Avez-vous tellement envie de la hart, me demanda-t-il, que vous marchiez dans Paris vêtu aux couleurs de l'évêque de Cambrai? Ne savez-vous pas que messire de Marigny, tombé en disgrâce, est prisonnier dans la tour du Louvre, comme prévenu de maléfices envers la personne du roi?

 

   « En outre on l'accuse d'avoir traîtreusement dissipé les trésors royaux.

 

   « Le palais de Marigny a été clos des sceaux du roi. On en a chassé ignominieusement les varlets, les pages et les écuyers; ceux du moins qui, de même que moi, n'ont point eu peur en défendant notre maitre.

 

   - Et mon père?... au nom du ciel! Mon père sire Bartholomé Beaugenin?... dites-m'en des nouvelles...

 

   - Requiescat in pace! Répondit le vieillard. Il habite en un meilleur monde que celui-ci, de même que la vénérable dame sa légitime épouse: l'un est mort d'un coup de dague, l'autre de saisissement et de douleur.

 

   Prenant en pitié mon trouble et mon désespoir, le vieillard, qui était un écuyer du grand argentier et l'ami de mon père, me garda en son logis, et me réconforta par de pieuses exhortations.

 

   Durant les trois jours que je demeurai chez lui, Dieu et la sainte Vierge me firent la grâce de réveiller en mon âme un pieux dessein qu'ils y avaient déjà mis plusieurs fois, mais que j'en avais toujours écarté, car il aurait fallu, pour l'accomplir, me séparer à tout jamais de madame Berthe. Ce dessein était d'entrer en religion, et de me consacrer au service de Dieu pour le restant de ma vie.

 

   Eh! Qu'aurais-je pu faire au monde, quand ceux-là qui y faisaient ma joie étaient trépassés? Quel amour, excepté l'amour divin, pouvait remplir le vide que laissait dans mon cœur la mort de madame Berthe et de mes parents? Mais, avant que d'entrer au cloître, il me fallait accomplir un grand et saint devoir: j'allai donc devers le Louvre, où demeurait le prince de Valois.

 

   Le sénéchal, duquel je m'enquis comment avoir une audience de son seigneur, me demanda mes noms et qualités.

 

   - Raoul de Beaugenin, page de messire Philippe de Marigny, évêque de Cambrai.

 

   Il me regarda d'un air de surprise, sortit, et revint quelques instants après pour m'introduire.

 

   Quand je me vis seul devant l'oncle du roi, je sentis mon cœur battre vivement ; mes genoux pliaient sous moi.

 

   Enfin, tâchant de me remettre de mon mieux, je lui racontai la vision que j'avais eue ; comment j'avais entrepris un si long et si pénible voyage, afin de tirer du purgatoire l'âme de madame Berthe, pourquoi il ne fallait qu'un de profundis récité par monseigneur Charles de Valois.

 

   Le prince, tandis que je faisais mon récit avec componction et de sorte à émouvoir un cœur de rocher, tournait à tous moments ses regards vers un rideau cramoisi qui fermait une grande fenêtre... Tout à coup, un éclat de rire partit de derrière ce rideau. La comtesse d'Artois parut, et m'entraîna vers le balcon :

 

   - Tiens, s'écria-t-elle, voilà les oraisons que l'on récite pour les Marigny!...

 

   Sainte Vierge!... On conduisait le grand argentier, la corde au cou, de la tour du Louvre au gibet de Montfaucon !

 

   À deux ans de là, je venais d'aller aider à sa dernière heure un pauvre malade qui demeurait dans les environs du Louvre je m'en retournais en mon couvent des Minimes, quand voici venir deux varlets qui me disent:

 

   - Révérend père, au nom de Jésus-Christ! Venez : notre maître va trépasser sans confession, s'il n'est ouï de suite par vous: on ne sait où trouver son aumônier...

   Et ils m'entraînèrent, sans me dire en quel endroit ils me conduisaient.

 

   Jugez de ma surprise, quand je me vis mener dans le palais de Valois, et près du lit de monseigneur Charles! A ma vue, il poussa un cri terrible :

 

   - Dieu est juste, Raoul!... Mes crimes sont bien lourds, à cette heure de châtiment!... Jésus-Christ me pardonnera-t-il, moi qui ai fait périr l'innocent Marigny par vengeance? La sainte Vierge intercédera-t-elle pour moi, quand j'ai laissé en purgatoire une infortunée dont j'avais causé la mort, et quand il ne fallait qu'un De profundis pour la tirer de peine?... O désespoir!... O courroux du ciel!... je suis damné!...

 

   Je m'efforçai de ramener ce pécheur à quelque confiance en la miséricorde divine; mais rien ne put le faire espérer au pardon de Dieu, et il rendit l'âme entre mes bras, répétant: « Je suis damné. »

 

   Cette même nuit, l'âme de madame Berthe m'apparut avec une couronne de lumière sur le front. Deux anges de beauté merveilleuse l'emmenaient en paradis.

 

   Ainsi fut délivrée du purgatoire l'âme de madame Berthe, laquelle était en souffrance pour avoir péché par amour.

 

   Elle habite maintenant le séjour des bienheureux, glorifiant à jamais le Seigneur.

 

   Qu'il nous soit donné, par la miséricorde infinie de Dieu et l'intercession de la sainte Vierge, source unique de tous biens, de vivre saintement, afin qu'à l'heure de notre mort nous puissions, par le moyen de nos bonnes œuvres et de nos sincères actions, nous trouver avec madame Berthe et les élus dans la gloire éternelle! Ainsi soit-il.

 

 

Sources :

- Légendes et traditions surnaturelles des Flandres - Samuel Henry Berthoud, Page 314, Garnier, 1862

 

Texte mis en forme par F.Majewski - 04/02/2025